Julien Vibert, médecin-chercheur (2/2)

Julien Vibert, médecin-chercheur :

les "data sciences" et l'intelligence artificielle au service de l'oncologie (2/2)

Marie notre Étoile a rencontré Julien Vibert, médecin-chercheur en oncologie à l’institut Gustave Roussy.

Marie notre Étoile : à quels travaux vous consacrez-vous en ce moment ?

Julien Vibert : Actuellement, je consacre une grande partie de mes journées à l’internat de médecine et le reste de mon temps à la recherche, qui occupe depuis deux ans beaucoup de mes soirées et de mes week-ends. Bien sûr, je continue les projets que j’avais commencés à Curie (notamment les néo-antigènes pour des cibles d’immunothérapies dans les sarcomes d’Ewing et autres sarcomes pédiatriques). Ensuite, j’ai plusieurs travaux en cours sur l’intelligence artificielle et ai développé sous la direction de Sarah Watson un outil pour les cancers de primitif inconnu (cancers pour lesquels l’on ne parvient pas à trouver l’organe d’origine), qui représentent 3 à 4% des cancers. Cet outil a été médiatisé récemment et il est actuellement utilisé en pratique courante dans le cadre du plan France Médecine Génomique. Ce fut une grande satisfaction pour moi car je voyais pour la première fois l’application concrète des maths et de l’intelligence artificielle pour guérir des patients. C’est l’objet de ma thèse de médecine avec Sarah Watson. Ensuite, concernant mes travaux de recherche plus concrets à Gustave Roussy, je travaille beaucoup en phase 1 dans les recherches cliniques sur de nouveaux médicaments ou de nouvelles combinaisons, en utilisant notamment les techniques de « singlecell » : avec ces nouvelles techniques, on peut séquencer les transcriptomes ou les génomes dans des cellules uniques, au lieu d’une moyenne sur plusieurs millions de cellules comme c’était le cas auparavant. Elles permettent de mieux comprendre les effets des médicaments sur les patients, pourquoi ils deviennent résistants… On s’intéresse par exemple à des sous-types de sarcomes en particulier que l’on va essayer de décortiquer en cellules uniques afin de mieux comprendre pourquoi ces cellules deviennent cancéreuses, comment elles interagissent avec les cellules immunitaires pour voir si l’immunothérapie peut fonctionner ou pas… Le projet que je vais commencer, qui fait l’objet de la bourse que j’ai obtenue pour les deux prochaines années, est assez ambitieux : il s’agit de trouver la cellule d’origine des sarcomes. C’est une entreprise très difficile compte tenu de leur grand nombre et de la rareté de chaque sous-type. Il s’agit de classer tous ces sarcomes au sein d’une sorte « d’arbre généalogique » des tissus mous (os, muscles, graisses…), un peu comme cela a été fait dans un autre domaine pour les leucémies et les cancers hématologiques. Cela permettrait de mieux comprendre, diagnostiquer et surtout d’offrir de meilleures pistes pour les traitements potentiels de ces maladies rares pour lesquelles il en existe trop peu. L’avantage à Gustave Roussy, c’est que l’on a des techniques moléculaires très poussées pour faire cela y compris à l’échelle de la cellule unique, et une fois que l’on aura de nouvelles cibles, on pourra les tester directement sur des patients en phase 1 dès que le médicament sera développé avec des protocoles bien rodés pour ensuite l’appliquer à tous les patients atteints de ces maladies. Tous ces projets cumulés exigent un rythme de travail très intense et impliquent une forte collaboration avec d’autres personnes, bien sûr ici à Gustave Roussy, mais aussi à Curie, Léon Bérard, Bordeaux… le Groupe Sarcome Français est très collaboratif, c’est une grande force que tous les pays nous envient.
Je mène de front douze projets en ce moment, ce qui est probablement un peu trop ! Cela me laisse très peu de temps pour ma vie personnelle, mais c’est le prix à payer pour cette activité qui me passionne.

Marie notre Étoile : Quand a démarré le projet « single cell » ?

Julien Vibert : Il y a plusieurs projets de « single cell ». Ces techniques ont commencé à être utilisées en recherche vers 2016-2017 et Curie a été un grand pionnier dans ce domaine. J’ai eu la chance de commencer au début du développement de ces techniques en 2018 en thèse de sciences. J’ai beaucoup de projets qui ont commencé cette année-là qui, du fait de leur longueur et leur complexité, sont toujours en train d’être écrits. Ils représentent des milliers d’heures de travail. On travaille sur des clusters informatiques avec des ressources énormes : il faut se représenter qu’un échantillon en cellule unique, c’est une matrice de 50.000 gènes fois 10.000 cellules. D’où la complexité et la richesse de ces données.

Marie notre Étoile : quels partenaires vous accompagnent au niveau industriel ?

Julien Vibert : Industriellement, certaines compagnies ont réussi à se placer sur les techniques de « single cell », notamment 10x. Concernant les logiciels, on est plutôt sur de l’open source : il est un peu difficile de s’y retrouver car une dizaine de nouveaux outils sortent chaque semaine, mais cela permet aussi d’avoir toute une communauté mondiale qui développe des outils pour ce type d’analyse. Au niveau académique, je bénéficie des compétences de bio-informaticien de mon co-directeur de thèse américain Joshua Waterfall, Chef d’équipe à Curie, qui travaille en oncologie pédiatrique. Je collabore également avec un mathématicien de Jussieu (qui avait malheureusement été atteint d’un sarcome) sur l’application des techniques mathématiques aux sarcomes. Mais il y a également des associations qui nous aident : par exemple, « Dessine-moi la High-Tech », qui fait des expériences de réalité virtuelle pour les enfants, nous a prêté les compétences de ses « data scientists » sur certains programmes. Il y a donc des partenariats industriels, mais aussi académiques et associatifs. Il est très important de s’entourer des bonnes personnes pour profiter de la diversité et de la complémentarité de leurs compétences, et de réussir à dialoguer tous ensemble.

Marie notre Étoile : pouvez-vous nous en dire plus sur le Groupe Sarcome Français ?

Julien Vibert : Il fédère depuis une vingtaine d’années les centres de référence français dans le domaine des sarcomes dans le cadre de congrès, et surtout du partage d’une base de données commune de tous nos patients atteints de sarcomes avec leurs caractéristiques cliniques. S’agissant de pathologies rares, cette source d’information est particulièrement précieuse en ce qu’elle permet de faire des études plus facilement. Ce groupe est notamment coordonné par Jean-Yves Blay qui est à Lyon (Léon Bérard) et Axel le Cesne de Gustave Roussy. C’est un groupe collaboratif très puissant : on arrive à recruter nos patients dans les mêmes études et essais thérapeutiques et donc disposer d’échantillons de taille suffisante. Actuellement, ce n’est pas le cas dans les autres pays.

Marie notre Étoile : Cette base de données est-elle partagée avec d’autres pays ?

Julien Vibert : Actuellement, non. Nous avons bien sûr des projets internationaux, mais un tel partage ne serait pas simple : comme les autres pays ne sont pas fédérés sur le plan national, cela impliquerait de travailler avec des centres isolés, d’où un risque de dispersion et des bénéfices très limités en termes de recherche.

(Fin et remerciements)

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